« T’as pas cent balls ? » Quand l’Angleterre fait la quête

Notre chroniqueur Yves Tripon revient sur la nouvelle innovation du cricket, le format 100 Balls. L’occasion de revenir sur le cricket business, de ses origines dans l’Angleterre de Tatcher jusqu’à l’Indian Premier League, en passant par le rôle du football anglais et de la télévision dans son avènement et son développement. Un billet d’humeur mordant.

Tout le monde sait sur ce site que le cricket se joue classiquement en cinq, quatre, voire parfois trois jours en deux manches où chaque équipe est une fois à la batte et une fois au lancer ou inversement jusqu’à ce que tous les batteurs aient été éliminés. Tout le monde sait que ce type de match, dénommé Test quand il est joué entre des équipes nationales, et Première classe, ou First Class en v.o., quand ce sont deux clubs qui s’affrontent, a vu dans les années 1960 apparaître en compétition une autre forme dite de match one-day, ou, en bon français, en une journée, où chaque équipe ne dispose que d’une manche limitée à 50 overs (un over est une série de 6 lancers), en général, mais parfois 60 ou 40. Tout le monde sait aussi que depuis le début de ce siècle, une autre forme de compétition a vu le jour sur le même principe que le one-day, mais avec seulement 20 overs, le Twenty20 ou T20.

Eh bien, le minimalisme ne reculant devant rien, le paradis (artificiel, et encore, ça dépend pour qui) des Émirats Arabes Unis, trouvant certainement ennuyeux, comme le faisait remarquer le rédacteur en chef du Wisden Almanack, et inutile ce qui se situe entre le 5ème et le 15ème over, est passé au cricket limité à 10 overs. Si, si. À croire qu’au pays de l’or noir, ce n’est pas seulement des pétro-dollars que l’on fume. Il est vrai que cela donne l’occasion aussi de multiplier les paris sur les matchs. Pesetas, pesetas et par ici la monnaie.

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À ce sujet, nous vous conseillons le formidable documentaire Death of a Gentleman, disponible notamment sur Netflix

Money, money

La monnaie, I beg your pardon, the money, voilà le maître mot pour ceux qui dirigent les instances du cricket, au moins à l’ICC, au siège installé dans les Émirats Arabes Unis et en Angleterre. Pour l’Australie, c’est un peu ça, mais en plus compliqué.

En effet, les compétitions de cricket dans ce pays où les gens, contrairement à nous, marchent les pieds sur terre mais à l’envers des nôtres (la terre est ronde, à ce qu’il paraît) et où le cricket est le premier sport et de loin, est toujours retransmis par la chaîne publique ABC. Par contre en Angleterre, c’est, depuis 1999, Sky qui a le monopole des compétitions anglaises et de celles de l’équipe d’Angleterre sur le sol britannique. Pendant longtemps, elle bénéficia aussi d’un monopole de fait sur les matchs de l’Angleterre à l’étranger. Mais voilà que lors des traditionnels Ashes de 2017-18 en Australie, c’est BT sport qui obtint la retransmission exclusive. Et, cette même chaîne de télé obtint aussi la retransmission de la compétition domestique australienne de T20, le Big Bash.

Le monopole de Sky

Cela dit, reconnaissons-le, Sky, qui consacre une chaîne exclusivement au cricket, a indubitablement remis le « game » à l’honneur, non seulement dans sa version masculine, mais aussi féminine. C’est ainsi que lors de la finale de la Coupe du Monde 2018 one-day féminine, ce furent 26.500 spectateurs qui assistèrent au match au Lord’s, dont une grande partie reconnut assister pour la première fois à une compétition de cricket, un record pour le cricket féminin. Or, il ne fait aucun doute que la retransmission de la World Cup par Sky cricket joua un rôle décisif dans l’affaire.

Mais aussi importante et de qualité que soit la diffusion du cricket par cette chaîne, celle-ci reste payante et exclut ainsi une énorme partie du public qui n’a pas les moyens de s’abonner. En outre, son monopole limite considérablement la diffusion du cricket Première classe, qui se trouve limité à deux matchs : le classique Lancashire-Yorkshire (guerre des Roses oblige) en avril ou mai et la finale en septembre. Entre les deux, le T20 est roi. Heureusement, l’été, l’Angleterre joue chez elle et c’est ainsi qu’on a pu la voir mettre une pilée étonnante à l’Inde à la dernière saison. Par contre, les matchs féminins, du coup, sont passés à l’as, préférence étant donné à la compétition entre les comtés en T20.

On pourrait s’attendre à ce que la chaîne publique BBC, qui dispose d’un réseau de chaînes locales très dynamique et plus dense que celui de son équivalent français France 3, conteste avec véhémence ce monopole privé. C’est ce qu’elle a fait au tout début, faisant valoir alors qu’elle avait les moyens de diffuser les matchs de comté localement et nationalement. Depuis, le discours a changé. Au lieu de faire valoir sa capacité et ses moyens de diffuser des matchs durant quatre jours, elle a, au contraire, expliqué qu’elle ne pouvait pas bloquer ses antennes autant de temps. À quoi avait rétorqué un journaliste du Guardian que Wimbledon bloquait bien une chaîne nationale durant deux semaines, sans compter Roland Garros et Flushing Meadows. Mais cela ne veut pas dire pour autant que la BBC a mis une croix définitive sur la retransmission de cricket.

C’est ainsi qu’elle a répondu favorablement, de même que Sky et BT, à une proposition de la fédération anglaise, l’ECB (England and Wales Cricket Board) de mettre en place à compter de 2020 un nouveau format de cricket, le 100 balls.

T’as pas 100 balls ?

Il s’agirait de matchs limités à 100 lancers. On parle en fait de limiter les overs à 5 lancers au lieu de 6. Cela permettrait de réduire d’1/6ème le temps d’un match. Ainsi, au lieu de 3 heures, celui-ci ne durerait plus que 2h30, et on se rapprocherait ainsi du temps pris par un match de foot, soit 2 heures environ.

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L’argument avancé et défendu par tous est l’espoir de gagner un nouveau public plus jeune, d’un côté, et issu du sous-continent indien, d’autre part. Car, l’idée ne se limite pas à une simple réduction du temps de jeu, mais va jusqu’à une rupture avec les compétitions entre clubs de comté. La compétition opposerait des équipes franchisées représentant des villes.

Les jeunes, nous est-il expliqué, ne se sentiraient plus attachés à des comtés traditionnels (ceux-ci ont été éclatés depuis les années 1970), mais à leur ville, voire leur quartier. Quant aux membres de l’immigration issus du sous-continent indien, ils se sentent, selon de multiples sondages, plus proches d’équipes franchisées de leur région d’origine jouant dans l’IPL, et ne sont qu’une petite minorité à supporter l’équipe du comté de leur lieu d’habitation. Apparemment, cela se tient.

Une argumentation loin d’être incontestable

Sauf que, pour les jeunes, cet attachement n’est pas lié à la ville ou au quartier, mais au club de foot de la ville ou du quartier où ils ont grandi. Et cela vaut aussi pour les adultes. Quelqu’un ayant poussé le ballon à York se sentira toute sa vie proche du club de foot de York et regardera, même après avoir émigré en Australie, en Nouvelle-Zélande ou au Pôle Nord, les résultats de son club fétiche jusqu’au jour de sa mort. C’est ainsi que des petites villes, voire des villages d’Angleterre ont des clubs de supporters à travers le monde entier et dans les endroits les plus improbables.

Pour le cricket, la démarche n’est pas la même. Les clubs de comté tirent une grande partie de leur effectif des clubs locaux avec lesquels s’opère une synergie. Un jeune, qui brille au cricket dans sa ville, son quartier ou son école, a comme espoir d’aller jouer pour le comté dont il dépend. Ses parents et ses amis, s’ils ne jouent pas, vont eux aussi s’intéresser à son club local et au club de comté local. Arrivé au niveau national, ce n’est donc pas la ville ou le quartier qui intéresse, mais la compétition entre les comtés. C’est bien pour cela que le T20 Blast est composé d’équipes de comtés et non de franchises, comme c’est le cas ailleurs, surtout depuis la création de l’IPL.

Le cas de l’Indian Premier League

Si l’Indian Premier League a pu être fondée sur des villes et non plus des États, comme c’est le cas pour les autres compétitions, c’est que le cricket en Inde n’est pas un sport de masse, mais d’élite. Il est certes très populaire, car très prestigieux, mais ses licenciés sont issus de la bourgeoisie et de la fraction la plus riche de la petite-bourgeoisie ou encore de cadres de la fonction publique, la police ou l’armée. Le gros de la population peut y jouer, mais hors compétition et avec des moyens dérisoires. En nombre de licenciés, le cricket est largement derrière le hockey sur gazon et davantage le football. Dès lors, le choix d’agglomérations phares accompagné du recrutement des meilleurs joueurs indiens et étrangers, d’une colossale campagne de publicité faisant appel à toutes les ressources de Bollywood en matière de stars masculines et féminines, les places gratuites offertes aux commerçants, fonctionnaires, cadres, bref à tout le public visé, tout cela ne pouvait qu’attirer publicitaires et investissements dans les franchises et les établissements de bookmaking.

Les publicitaires étaient prêts à payer cher pour s’intégrer dans les espaces prévus pour eux, car le prestige du cricket leur assurait un énorme taux d’audience auprès d’un public solvable dans une Inde en pleine expansion économique. Les investisseurs, qu’ils interviennent directement dans l’achat des franchises, ou par l’intermédiaire des publicitaires ou des bookmakers, trouvaient ainsi un débouché à des capitaux qui se trouvaient en surabondance, ce d’autant que la crise des subprimes qui frappaient le monde capitaliste les incitaient plutôt à se replier chez eux. La combine a tellement bien marché que son inventeur s’est trouvé chassé à son tour par plus rapaces que lui, la direction de la fédération indienne.

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Des tribunes bien pleines en Indian Premier League

L’Angleterre n’est pas l’Inde

En Angleterre, le processus n’est pas tout à fait le même. D’abord, le cricket n’est pas un sport de prestige, mais un sport traditionnel. Il n’est pas le plus populaire. Le football le dépasse et de loin. Il ne bénéficie pas de la même attractivité en matière de capitaux que ce dernier. Les clubs vivent de plus en plus grâce à leur capacité d’accueil. Nombre d’entre eux possèdent en plus de leur stade, des installations hôtelières, voire de loisirs, ce dont peuvent se passer les clubs professionnels de football. Ils continuent d’attirer de multiples paris, comme depuis leur naissance, mais là aussi le football les dépasse. C’est, sur le fond, cette hégémonie que veut remettre en cause l’ECB.

Pour tenter de saisir ses réelles possibilités de succès, il est donc intéressant de comprendre les raisons de l’afflux colossal de capitaux qu’a connu le foot anglais, plus qu’aucun autre au monde.

Jusque dans les années 1980, le football anglais est bon, mais ne dispose pas d’un financement plus élevé que les autres pays. Il est même vieillissant, à l’image d’une Grande-Bretagne en perte constante de vitesse depuis la fin de l’ère victorienne.

C’est là que Margaret Thatcher arrive au pouvoir avec un programme anti-social de restructuration brutale de l’économie industrielle anglaise. Cela mène au conflit violent avec les mineurs et à la fermeture d’aciéries, d’usines métallurgiques, etc. Et, en parallèle, Thatcher se bat becs et ongles pour non seulement maintenir la City au cœur des échanges monétaires, mais aussi de la promouvoir face aux bourses de Paris et de Francfort. Sa victoire sur la classe ouvrière britannique rassure les boursicoteurs et les centres financiers s’installent en masse à Londres. Dès lors, la circulation capitalistique y devient colossale. Thatcher et ceux qui prendront sa place par la suite vont jusqu’à créer des paradis fiscaux à Jersey et dans l’île de Man.

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Le capitaine anglais (mais de nationalité irlandaise) favorable au nouveau format… of course !

Le football devient un marché

Les crises régulières de surproduction provoquent de façon tout à fait classique des phénomènes spéculatifs et des bulles financières, qui finissent par éclater. Afin d’échapper à l’effondrement des valeurs que cela provoque, les détenteurs de capitaux cherchent des marchés. L’industrie britannique étant en piteux état, le football, avec ce qu’il engendre en Angleterre de paris, de publicités et de produits dérivés, devient dès lors un marché de plus en plus convoité.

C’est ainsi qu’au cours des années 1990, les clubs anglais voient leur budget littéralement explosé, permettant l’arrivée de joueurs, d’entraîneurs et de staffs étrangers. Le niveau de jeu s’élève lui aussi et le championnat anglais devient des plus attractifs, ce d’autant que les clubs se lancent dans des campagnes de promotion carrément mondiales et les télévisions du monde entier se battent pour acquérir les droits de retransmission. Des entreprises mondiales et même des États, comme ceux de la péninsule arabique, cherchent à se promouvoir en payant la construction de nouveaux stades.

Le cricket n’est pas le foot

Dans toute cette affaire, le cricket anglais reste en marge jusqu’à l’organisation de la Coupe du Monde de one-day en 1999 en Angleterre. Le succès rencontré auprès du public attire lui aussi les capitalistes à la recherche d’investissements. Au début, la concurrence y est moins rude et la promotion de la compétition, fruit du travail pour l’essentiel de la BBC, peut faire penser que c’est elle qui va se charger de poursuivre. Mais les propriétaires de la télévision privée Sky ont bien perçu l’intérêt de l’affaire et proposent des sommes que la BBC n’est pas prête à débourser. Et ils emportent les droits exclusifs dont nous avons parlé plus haut.

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La star du cricket indien pas emballé par ce nouveau format

Celle-ci depuis lors a travaillé de concert avec la fédération anglaise à la promotion du T20, du Test et, depuis le début des années 2010, du cricket féminin. Tout pourrait aller, en apparence, dans le meilleur des mondes. Sauf que…

La Grande-Bretagne est d’un point de vue télévisuel fermée comme une huître. Ses chaînes de télévision ne sont pas diffusées hors de son territoire. Or, le cricket est, même dans les pays comme les Pays-Bas ayant un assez bon niveau, assez confidentiel. Dès lors, contrairement au football, les télévisions européennes ne se bousculent pas du tout pour acquérir les droits. La seule télévision qui a diffusé du cricket, à ma connaissance, est Eurosport, mais cela concernait la tentative de Ligue des Champions promue par l’IPL et qui était censée réunir des clubs vainqueurs de leurs championnats T20 respectifs, mais l’Inde y était surreprésentée et il était impossible pour les non-Indiens de l’emporter. L’expérience s’est donc vite arrêter là.

Un projet en porte-à-faux

Le marché du cricket anglais a donc des limites physiques non négligeables. Pour attirer des investisseurs, l’ECB doit donc chercher à élargir son public en Angleterre même et mordre sur son principal concurrent, le plus fort, le football. Considérant que l’une des raisons pour lesquelles le public ne vient pas au stade est celle de la nécessité de jouer en soirée, donc de la durée et que le partenariat avec Sky est aujourd’hui insuffisant, l’ECB propose donc ce nouveau format, le 100 balls, qui permet d’associer toutes les autres télévisions, donc d’espérer un élargissement du public.

Si des études menées par la fabuleuse revue, le Cricketer, l’équivalent pour le cricket de ce que fut en son temps dans son domaine spécifique France Football, ont révélé que la majorité des Anglais était prête à voir du cricket à la télévision et que ce qui les en empêchait c’était la non-gratuité (Précisons que la redevance anglaise est beaucoup plus élevée qu’en France, mais permet de tout voir à l’exception de Sky et BT), il se trouve aussi qu’une majorité des demandeurs de cricket aimerait voir plutôt du First Class plutôt que du T20.

À cela s’ajoute le fait que les places pour aller voir du T20 sont infiniment moins chères sur l’ensemble de la saison que pour voir du First Class. L’argument longtemps invoqué a été que les gens n’étaient pas prêts à suivre durant quatre jours de tels matchs, mais le cricket est un sport d’été et, au moment où les gens sont en vacances, c’est-à-dire en juillet et en août, il n’y a pas de matchs First Class, mais seulement des T20 et des One-day. Du coup, les premiers, coincés en avril, mai et septembre ont du mal à trouver leur public.

Des solutions alternatives apparemment inexplorées

Des pays comme l’Australie et l’Afrique du Sud, qui avaient connu un phénomène semblable, ont pris des mesures pour faciliter la venue du public, aussi bien en matière de prix des places, que de choix de périodes et de développement d’infrastructures d’accueil, tels que parc de promenade et d’attractions, voire piscines pour venir en famille, en groupes et ne pas rester de 11h00 du matin à 18h00 coincé dans une tribune. Et la tendance s’est inversée.

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Le Old Trafford Cricket Ground à Manchester, QG du Lancashire Cricket Club, possède un centre de conférence, un hôtel et accueille également des concerts.

Donc avant même d’envisager la création d’un quatrième format de cricket de compétition (parce que, au niveau du jeu, on en a autant que n’importe quel humain peut en imaginer), peut-être l’ECB ferait-elle mieux de se pencher sur la question de renforcer le cricket First Class, car la demande existe.

Mais cela voudrait dire remettre à plat et renégocier le contrat d’exclusivité avec Sky, passer un contrat de diffusion avec la BBC, imposer, quitte à les aider financièrement, des plafonds au prix des places aux clubs de comtés, les encourager dans les équipements de loisirs, etc., bref intervenir en maître et promoteur du jeu, ce que cette fédération est censée faire, et non en simple coordinatrice d’intérêts financiers. À l’heure du libéralisme à tout crin, de telles solutions de bon sens, ne s’enfermant pas dans la logique comptable et la vision à court terme, sont devenues des hérésies insupportables dans cette vénérable institution qu’est l’ECB.

Une dernière remarque rapide : c’est la même logique qui domine aujourd’hui l’ICC. Comment s’étonner dès lors que le cricket n’arrive pas à décoller sur le continent européen ?


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