Les Nazis à la conquête du Kricket

Début août 1937, une drôle de troupe débarque à Berlin. Des représentants de Sa Majesté arrivent dans la capitale allemande pour y jouer au cricket ou, comme on l’écrit de l’autre côté du Rhin à l’époque, au Kricket.

Cette équipe n’est pourtant pas une troupe d’invasion sportive puisque les joueurs ont été invités par le régime nazi lui-même. Un dénommé Félix Menzel, allemand mais anglophile, passionné de cricket et voulant œuvrer pour la paix, propose au régime d’inviter une équipe de cricket à jouer quelques matchs en terre teutonne. En effet, la guerre est dans tous les esprits depuis que l’Allemagne nazi a repris du poil de la bête en redevenant une puissance militaire et économique. Menzel est convaincu que le cricket, par son Esprit du Jeu et son fair-play, est le terrain idéal pour la compréhension entre les peuples et leur entente.

En juillet 1937, le Reichsportsführer Hans von Tschammer und Osten est en visite en Angleterre pour la demi-finale de Coupe Davis à Wimbledon entre l’Allemagne et les États-Unis. Il est également invité au Lord’s, le terrain du Marylebone Cricket Club, pour y voir un match de cricket entre Middlesex et Worcestershire. C’est à cette occasion qu’il rencontre le Major Maurice Jewell, ancien joueur du Worcestershire County Cricket Club, club professionnel, mais aussi de l’équipe qui précéda le Worcestershire CCC, les Gentlemen du Worcestershire Cricket Club.

Les Gents dans la presse allemande
Les Gents dans la presse allemande

Cette équipe amateur, qui joua son premier match en 1848, ce qui en fait une des équipes les plus anciennes encore en activité, réunit divers profils de joueurs et ne possède pas de terrain. C’est une équipe itinérante réunie par la passion du cricket. Le Reichsportsführer souhaite que les Gents, comme on surnomme cette équipe, viennent disputer quelques matchs de cricket à Berlin en août.

Ce serait se méprendre que de croire à une simple invitation cordiale et sportive de la part du régime nazi. Bien loin des aspirations pacifiques de Félix Menzel, Hans von Tschammer und Osten ne travaille qu’à la gloire de Hitler et du régime nazi. Tout comme son führer, il fut blessé durant Première Guerre Mondiale, en servant lui dans la marine, et vit mal l’effondrement du pays qui suivit le conflit. Dès 1922, il est attiré par le discours d’Hitler avant de rejoindre le parti nazi en 1927. Quand Hitler accède au pouvoir en 1933, il prend la direction d’un régiment des SA, le groupe paramilitaire du parti nazi. Il a beaucoup d’ambitions pour la jeunesse allemande. Tout naturellement, le sport semble être la suite logique et très rapidement, il se voit confier la mission de faire le lien entre le comité olympique allemand et l’État.

En effet, depuis 1931, le Comité International Olympique a attribué les Jeux d’été de 1936 à Berlin mais également les Jeux d’hiver qui doivent se dérouler à Garmisch-Partenkirchen début 1936. Hitler n’est pas vraiment emballé par ces événements, déclarant que « les Jeux ne sont rien d’autre qu’une invention des juifs et des [francs] maçons ». Joseph Goebbels lui trouve que les Jeux sont un excellent moyen de soutenir le projet nazi. Hitler, qui n’avait pas grand intérêt pour le sport – d’ailleurs Mein Kampf en fait peu mention -, va finalement changer son fusil d’épaule et faire de ces Jeux une priorité. D’une manière générale, le sport va devenir un élément clé de la propagande nazi.

Au fur à mesure que le sport devient une priorité nationale, Hans von Tschammer und Osten gravit rapidement les échelons passant, en quelques mois, de secrétaire d’État aux affaires sportives rattaché au ministre de l’Intérieur à ministre des Sports, Reichsportsführer. La mise en scène des champions allemands et de leurs exploits devient capitale. Comme il le déclare en 1936 « chaque victoire d’un sportif allemand est une victoire du nazisme ».

Felix Menzel à gauche de la photo
Felix Menzel à gauche de la photo

Au delà de cette volonté de rayonner dans le monde à travers le sport, on peut imaginer que cette invitation est aussi une occasion supplémentaire d’offrir une vitrine au régime nazi dans une Europe qui le craint et craint la guerre. Il ne faut pas oublier qu’avant la Deuxième Guerre Mondiale, les nazis ont de nombreux soutiens outre-manche, jusque dans la noblesse britannique et les sphères du pouvoir, comme le ministre de l’Aviation, Lord Londonderry, cousin du premier ministre Winston Churchill. Le sport permet ainsi aux nazis de promouvoir un double discours sur la paix tout en préparant la guerre.

Les Gents du Worcestershire ne sont pas vraiment dans ces considérations géopolitiques mais, quand le Marylebone Cricket Club, qui dirige à l’époque le cricket anglais et mondial, accepte le principe de la tournée, ils reçoivent un ordre de ce dernier : interdiction de perdre face aux nazis. Encore moins dans une discipline que les anglais ont inventé et qui les définit parfaitement.

En peu de temps, le Major Jewell réunit une équipe hétéroclite et prête à l’aventure. On y compte cinq joueurs ayant joué en professionnel en first class cricket, des nobles, de riches businessmen et de jeunes étudiants. Pour faire le scoreur et l’homme à tout faire, on prend même un jeune garçon de 16 ans, Peter Robinson. Bonne idée puisqu’il jouera tous les matchs, palliant à la défection d’un joueur atteint d’une double pneumonie.

La troupe débarque donc début août dans la capitale allemande durant les festivités qui célèbrent les 700 ans de la ville. À peine arrivés, ils assistent à une parade militaire dans le plus pur style nazi. Ambiance. Leur visite est contrastée. S’ils boivent de la bière pour le petit-déjeuner, même le jeune Peter (qui s’en entretient avec sa mère dans une lettre du 4 août, cette dernière ne devant pas être contente de lire cela), et profitent du torride Berlin by night, toujours avec le jeune Peter, ils restent étroitement surveillés. Durant les matchs, ils leur arrivent même d’entendre des coups de feu.

Les Gents à Berlin
Les Gents à Berlin

Ils comprennent très rapidement que la propagande nazi est en route. Si, plus par politesse que par peur ou adhésion, ils effectuent le salut nazi lors du premier match, ils refusent par la suite de le réitérer ou d’être pris en photo avec le Reichsportsführer.

Les Gents doivent livrer une série de trois matchs contre des sélections berlinoises composées de joueurs issus des quatre équipes de la ville, dont Félix Menzel. Le premier se déroule le 6 août au Berliner Sport-Veirein Ground, terrain du club du même nom. Ce choix de terrain n’est pas un hasard puisque le Berliner SV 1892, date de sa création, propose du cricket en plus du football. D’ailleurs, le premier nom du club fut Berliner Thor und Fussball Club Britannia et la section cricket remporta le championnat berlinois en 1900, 1903 et 1911.

Les anglais remportent ce premier match par 101 runs. Juste avant que le match commence, un photographe rejoint au centre du terrain le Major Jewell et son coéquipier. Quelques sourires et poses plus tard, l’arbitre lance le match. Mais le Major se rend compte que le photographe est toujours là et compte prendre d’autres photos. Il décide de s’amuser de lui et de lui envoyer une balle dans les tibias. Mais celui-ci a le dernier mot, évite la balle et prend une belle photo du Major exécutant une belle frappe.

L'un des anglais des Gents à la batte
L’un des anglais des Gents à la batte

On sait peu de choses du second match si ce n’est qu’il a lieu le lendemain du premier et que les anglais le remportent avec une confortable avance. Le troisième se déroule sur deux jours, les 10 et 11 août, dans un lieu emblématique du sport nazi, le Stade Olympique de Berlin. Ce même stade où, l’année précédente, Jesse Owens humilia les sportifs d’Hitler.

Les Gents écrasent les allemands en remportant le match par 249 runs. Le Major Jewell frappe un century, 140 points précisément, dans le premier inning. À la fin de sa performance, il va s’asseoir , toujours avec ses protections de batteur, et s’endort.

Habitués des terrains verdoyants, planes et bien tondus de Grande-Bretagne, les Gents découvrent à Berlin des terrains déplorables, cabossés. Ils découvrent surtout une drôle de manière de jouer au cricket. Si les deux équipes s’entendent bien, certains comportements des allemands étonnent. Et en premier lieu, celui du capitaine allemand qui a la fâcheuse habitude de frapper ses défenseurs qui ratent une balle frappée quand il lance. Il s’en prend même à un jeune joueur sans que cela n’émeuve le Reichsportsführer à qui l’anecdote est conté durant un dîner officiel « j’ai compris que c’était un attrapé vraiment très facile ». Ou encore cette autre habitude, troublante pour le Major Jewell, de onze joueurs allemands criant « Aus ! » (l’équivalent de « out » en anglais) pour déstabiliser les batteurs anglais.

Durant les trois matchs, les allemands font preuve d’une bonne défense et lancent correctement. Mais ils se révèlent mauvais à la batte, qu’ils tiennent bizarrement. Leur positionnement en crabe l’est tout autant. De plus, leur approche à la batte est défensive, peu fluide. Totalement défaillants dans ce secteur, les anglais n’ont pas vraiment à s’employer pour gagner chaque partie.

Pourtant, les berlinois abordent chaque match très sérieusement tandis que les anglais ont une approche plus légère comme pour tout match amical de cricket. Ils viennent en touriste tandis que les allemands représentent une nation et, surtout, un régime nazi qui ne peut donner que des athlètes parfaits en tant que race aryenne supérieure. Or, une nouvelle fois, les nazis déchantent.

Les Gents, toujours dans la presse allemande
Les Gents, toujours dans la presse allemande

Car c’est une habitude dans le monde du sport nazi. Même si les athlètes allemands ont souvent excellé sous Hitler, ils ont souvent fini par sombrer. Et dans un sport qui arriva outre-Rhin au milieu du 19ème siècle grâce à des étudiants et businessmen britanniques mais qui ne connut pas le succès du football, il était presque impossible de gagner, même face à des joueurs en mode touriste.

D’ailleurs, Hitler lui-même pensait que le cricket, tel que joué par les anglais, n’était pas adapté à l’esprit allemand. Cette révélation eut lieu alors qu’il se remettait d’une de ses blessures à l’hôpital durant la Première Guerre Mondiale. Profitant de la présence de prisonniers britanniques, il leurs demanda de lui apprendre les règles. Un match est joué. Il n’y en aura pas d’autres, Hitler souhaitant faire changer les règles pour le rendre plus germanique. Il y voyait un moyen de créer un sport permettant une sorte d’entraînement militaire en temps de paix. Juste après le match, il déclara trouver ce jeu « insuffisamment violent ». Pas vraiment dans l’Esprit du Jeu.

D’ailleurs, trois ans avant la tournée des Gents, un diplomate anglais du nom de Fry proposa des matchs de cricket à Joachim von Ribbentrop, diplomate nazi influent, futur ambassadeur allemand en Grande-Bretagne quand Hans von Tschammer und Osten fera sa visite au Lord’s. Fry a compris les envies d’expansion du nouveau régime nazi. Mais il veut la paix et pense que le cricket peut être un terrain de diplomatie de par ses règles et son fair-play. Il pense même engager des lanceurs allemands de javelots et de grenades comme lanceurs de cricket. Mais Ribbentrop pense que le jeu sera trop compliqué pour eux. Là encore, les conceptions du sport diffèrent.

Malgré les écrasantes victoires anglaises, les nazis vont accueillir trois autres tournées entre 1937 et 1939. Deux clubs danois viendront respectivement en 1937 et 1939 mais aussi un autre club anglais, les Wanderers du Somerset en 1938. Les anglais écraseront les deux premières parties mais, levant certainement le pied après avoir été si bien reçus – ils ont ainsi pu faire de nombreuses visites en toute tranquillité -, ils s’inclinent de justesse dans le dernier match, Félix Menzel et son frère Guido effectuant une belle performance au lancer.

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Pour cette année 1938, Félix Menzel souhaitait même organiser un tournoi international pour promouvoir la paix et l’unité européenne. Il fait même appel au Marylebone Cricket Cub mais l’événement n’aura finalement pas lieu. Le sait-il mais le révérend Franck Seaward Beddow eut la même idée d’utiliser le cricket pour la paix en 1911. Il organisa une tournée de quatre matchs en Allemagne avec le Leceister Cricket Club. Les anglais gagnèrent les quatre matchs et la guerre eut lieu.

Les Gents en firent de même et la Seconde Guerre Mondiale éclata deux ans après. Pourtant, Menzel garda intact son amour du cricket, n’hésitant pas, après la guerre, à aller voir les soldats britanniques stationnant à Berlin. Plus habitués à recevoir des demandes sur des produits de première nécessité ou difficile d’accès comme les cigarettes, les militaires reçurent une singulière demande de match de cricket. Il fut joué un après-midi au grand bonheur de Menzel.

En revanche, les Gents partent avec joie de Berlin et de cette Allemagne nazi fort détestable où la violence est palpable, voir visible, quotidiennement. D’ailleurs, l’un d’eux a peut-être été encore plus heureux de repartir sain et sauf d’Allemagne. Robert Whetherly rejoint l’équipe alors qu’il n’a aucune connection avec le Worcestershire CCC ou les Gents. Il lui arrive même de voyager séparément. Était-il un espion ? On peut imaginer qu’il était intéressant pour le Foreign Office d’envoyer avec une si belle couverture un agent dans l’Allemagne nazi. Quand Whetherly rejoint les Gents, il joue en first class cricket pour l’université d’Oxford et parle l’allemand. Il rejoindra l’armée durant la Seconde Guerre Mondiale et puis intégrera le Special Operations Executive en 1943. Parachuté en Yougoslavie pour aider les partisans locaux, il meurt dans un bombardement en sauvant l’un de ses compagnons d’armes.

D’ailleurs, de nombreux joueurs de l’équipe, presque tous, rejoignirent les rangs de l’armée et participèrent aux combats de la Seconde Guerre Mondiale. Si certains avaient des doutes, il ne fut aucunement question pour les Gents de promouvoir, comme certains de leurs compatriotes haut placés, le régime nazi. C’était une ballade touristique, un peu spéciale certes. Certainement n’avaient-ils pas anticipé ce que serait réellement l’Allemagne nazi, derrière la bonne bière et les nuits berlinoises.

Jusqu’au livre de Dan Waddell, Field of Shadow, cette tournée de 1937, comme celle de 1938, était tombée dans l’oubli. Aujourd’hui, elle est revenue à la lumière et, avec elle, des héros de guerre comme Robert Whetherly ou des amoureux absolus du cricket comme Félix Menzel. Une juste place dans l’histoire.

Sources

Field of Shadow (2015), de Dan Waddell, sur la tournée des Gents en 1937.

Unreliable Sources (2010), de John Simpson, relatant notamment la première rencontre entre Hitler et le cricket.

Les Champions d’Hitler (2014), de Benoît Heimermann, sur le sport nazi. Une superbe lecture que je vous recommande vivement.

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