Imaginez Peter Pan, lanceur de cricket, se présentant face au batteur, qui n’est autre que Sherlock Holmes. Ce dernier renvoie la balle dans les airs et entame, avec son coéquipier Winnie l’Ourson, sa course. Malheureusement, sa balle est rattrapée de volée avec dextérité par Mowgli et il est éliminé. Une histoire de fous ?
Pas vraiment quand on sait que tous les créateurs de ses personnages célèbres ont formé l’une des équipes de cricket les plus barrées de l’histoire de ce jeu, les Allahakbarries. Pas étonnant quand on connaît l’identité de son fondateur, le père de Peter Pan et du Capitaine Crochet, James Matthew Barrie.

De J.M. Barrie, on connaît son œuvre littéraire et son excentricité, son désir de faire vivre l’enfant qui subsistait en lui. On connaît moins sa passion pour le cricket qu’il pratique dès l’enfance. Il joue avec une batte maison, utilisant les grilles du cimetière comme guichets indestructibles. Déjà, l’enfance et la mort se côtoient sous forme de jeu dans la vie de Barrie.
Avec les capacités techniques et physiques nécessaires, il se serait peut-être orienté vers une carrière professionnelle mais Barrie n’a pas la constitution d’un athlète. Il est petit, fluet. Comme en témoigne Philip Carr, qui participa jeune aux Allahakbarries : « si vous aviez rencontré Barrie, un joueur de cricket aurait été la dernière chose que vous l’auriez imaginé être. Car il était petit, fragile et sensible, plutôt maladroit dans ses mouvements, et il n’y avait rien d’athlétique dans son apparence ». Ce qui ne l’empêche pas de garder intacte son amour pour le cricket, « une invention des dieux » et « joués par eux-mêmes » comme il le décrit lui-même.
Il veut jouer. Et il veut jouer dans une équipe avec des personnalités singulières comme il les affectionne. En 1887, il exauce son propre vœu en créant une équipe de cricket autour de personnalités uniques issues de différents milieux : écrivains, poètes, explorateurs, scientifiques, illustrateurs, peintres, journalistes, professeurs, humoristes, politiciens. Ils avaient souvent plusieurs casquettes. En fait, les recrues ne sont pas des inconnus. Tout au contraire, ce sont des personnes célèbres et de grand talent dans leurs domaines respectifs. Des personnes qui sortent du lot. Le père de Peter Pan vient de créer la première équipe de stars de l’histoire du cricket… et peut-être du sport moderne.

Durant les années d’existence de l’équipe, de 1887 à 1913, de très nombreuses personnalités vont se joindre, régulièrement ou ponctuellement, à l’équipe des Allahakbarries. Les plus prestigieux membres sont Arthur Conan Doyle, Rudyard Kipling, H.G. Wells et A.A. Milne, soit respectivement les créateurs de Sherlock Holmes, du Livre de la Jungle, de la Guerre des Mondes (et de la Machine à remonter le temps, et de l’homme invisible…) et de Winnie l’Ourson. Du lourd.
On compte également d’autres célébrités comme G.K. Chesterton, qui créa le célèbre prêtre-détective Father Brown. Deux célèbres explorateurs font également partis de cette drôle d’équipe, le franco-américain Paul du Chaillu, qui le premier confirma l’existence des gorilles puis des Pygmées, et Joseph Thomson, dont les explorations furent déterminantes pour le partage/pillage de l’Afrique par les grandes nations européennes à la fin du 19ème siècle. Thomson a la drôle d’habitude de jouer les matchs des Allahakbarries en… pyjama.
Ce sont ces derniers qui sont d’ailleurs à l’origine du nom de l’équipe, Allahakbarries. Un nom du à une erreur de traduction puisque Du Chaillu et Thomson pensaient que Allah Akbar (Dieu est grand) était la traduction arabe de l’expression britannique Heaven help us (Le Ciel nous aide, en français). Bien entendu, cela n’était pas le cas mais le caractère exotique de nom de l’équipe demeure.

Disons-le tout de suite, l’équipe est nulle. Peu de ses membres sont de bons joueurs. D’ailleurs, Barrie demande à son équipe de ne pas effectuer d’échauffement devant l’équipe adverse « car cela peut seulement leur donner confiance ». Dès les débuts de l’équipe, Barrie doit s’employer à expliquer les règles. Il faut dire qu’avec certains, on part de loin. Du Chaillu, entendant l’arbitre appelé « over » (une série de lancers), pense que le match est terminé. Avant le premier match, Barrie découvre que certains de ses coéquipiers ne savent pas quel côté de la batte sert à frapper la balle. En 1893, pour y remédier, Barrie doit écrire un livre de conseils pour son équipe.
Barrie est le capitaine et l’un des lanceurs de l’équipe. Mais il n’a pas un bras canon, loin de là. Il décrivit un jour son aptitude au lancer ainsi : quand il lançait une balle, il allait s’asseoir dans l’herbe, en mid-off (une position défensive autour du tapis de lancer qui se trouve lui au centre du terrain), et attendait que le lancer atteigne l’autre extrémité du tapis de lancer (c’est à dire l’emplacement du batteur et des guichets). Il rajouta « cela arrivait parfois ». Tout dans l’autodérision.
En revanche, c’est un capitaine d’une grande élégance morale, louant les efforts de ses coéquipiers comme de ses adversaires. S’adressant aux premiers lors d’un match, il les complimente d’avoir marqué un point dans la première manche, regrettant le manque de succès dans la seconde. Marquer un seul point voir zéro dans un match de cricket, il faut vraiment le vouloir. Pourtant, sa passion l’emporte sur le ridicule de certaines performances. Il ne tiendra jamais rigueur à l’actrice américaine Mary de Navarro, anciennement Mary Anderson, qui l’élimine, en 1897, en touchant les guichets alors que cette dernière n’était pas une habituée du jeu. Comme un clin d’œil à l’actrice américaine et à l’homme de théâtre à succès qu’est Barrie, le match se joue dans un village anglais du Worcestershire du nom de Broadway.

Heureusement, certains joueurs s’en sortent mieux. Au premier rang de ces vrais joueurs de cricket, on retrouve son ami Arthur Conan Doyle, le meilleur des Allahakbarries. Il faut dire que le père de Sherlock Holmes, et auteur du célèbre « Le Monde Perdu », n’est pas seulement un écrivain talentueux. Conan Doyle, qui est médecin de formation, a aussi une solide carrière de sportif. Il skie dans les Alpes suisses, pratique le golf, a été le gardien de but d’une équipe de football amateur de Portsmouth et joue au cricket. Il joue même dix matchs de first-class entre 1899 et 1907 avec le prestigieux Marylebone Cricket Club. C’est un bon batteur qui occasionnellement lance. Il n’a d’ailleurs à son actif qu’un seul guichet de pris dans sa carrière de first-class cricket mais quel guichet. Sa victime n’est autre que l’un des plus grands joueurs de l’histoire de cricket, W.G. Grace.
C’est d’ailleurs auprès de Grace que Conan Doyle introduit un jeune lanceur de talent des Allahakbarries, Hesketh Prichard. Grace l’accueille au London County en 1899. Lui-même est arrivé dans le club en 1898 avec pour mission d’en faire un club de first-class, ce qu’il deviendra brièvement entre 1900 et 1904. Prichard, après une expérience en first-class avec le Hampshire, sera de l’aventure de 1902 à 1904 puis il rejoindra le club de son prestigieux « parrain » écrivain, le Marylebone Cricket Club. Prichard y jouera jusqu’en 1913, totalisant 86 matchs en first-class, avant que la Première Guerre Mondiale ne mette un terme à sa carrière. Guerre dont il sortira Major après avoir fait preuve d’inventivité pour contrer les snipers allemands en inventant des protections pour les snipers anglais et leurs observateurs ainsi qu’en confectionnant des fausses têtes en papier-mâché afin de forcer le tir des snipers allemands et découvrir leurs emplacements.

Georges Cecil Ives est un autre membre des Allahakbarries qui joua un match de first-class avec le Marylebone CC, en 1902. Cet écrivain et poète gay, ardent défenseur de la cause homosexuelle, créa en 1897 une société secrète pour les personnes homosexuels, l’ordre de Chaeronea, convaincus qu’ils ne pourraient jamais vivre ouvertement leur homosexualité dans la société britannique.
P. G. Wodehouse se fit remarquer pour son habilité au cricket, comme à la boxe et au rugby, à l’école même s’il suivit une autre voie, devenant un auteur et humoriste reconnu en Angleterre puis aux États-Unis où ses textes brillèrent à Broadway. Sa passion du cricket resta intact même durant la guerre. Fait prisonnier en 1940 au Touquet, où il résidait, il est conduit en Pologne où il continue, durant son emprisonnement, à jouer au cricket.
Les membres des Allahakbarries possédant du talent pour le cricket sont rares et il arrive que Barrie recrute des joueurs moins célèbres mais plus doués pour renforcer son équipe. Et glaner quelques victoires. Barrie lui-même peut surprendre ses adversaires comme le jour où il élimine aux guichets Douglas Haig, futur commandant de la Force Expéditionnaire Britannique durant la Première Guerre Mondiale. D’ailleurs, à l’orée de la saison 1899, Barrie veut plus de sérieux dans la tenue des matchs avec des livres de score tenus (le premier de la saison 1899 est actuellement au Lord’s) et plus de matchs surtout.

Et même s’ils ne sont pas doués, certains membres sont des passionnés absolus du cricket. Ernest William Hornung est un auteur et poète connu notamment pour avoir créé A.J. Raffles, sorte d’Arsène Lupin anglais et dont la production littéraire tourne autour des crimes, de l’Australie et du cricket. Henry Justice Ford est un illustrateur à succès dont la famille baigne dans le cricket, en particulier son frère Francis qui participe avec l’Angleterre aux Ashes, la célèbre confrontation entre les anglais et l’équipe d’Australie depuis 1882.
Après les créateurs de Sherlock Holmes, Father Brown et Raffles, A.E.W. Mason, décrit comme « avide de cricket », ne dépareille pas puisque lui aussi à créer un héros de fiction, l’inspecteur français Hanaud, modèle du futur Hercule Poirot d’Agatha Christie. Enfin, autre grand passionné de cricket, Edward Verrall Lucas, homme aux multiples casquettes littéraires et artistiques qui publie de très nombreux essais sur le cricket. Ses essais furent réunis et publiés dans un livre, « Cricket All His Life ». John Arlott, fameux journaliste et commentateur de cricket de la BBC, déclara qu’il s’agissait du « meilleur des livres sur le cricket ».
Mais le plus connu de ces passionnés sans talent fut sans nul doute H.G. Wells. Celui qui, comme Jules Verne avant lui, a révolutionné la science-fiction et les récits fantastiques, n’eut pas le talent de son père. Cependant, ce dernier lui transmis sa passion. Joseph Wells fut un joueur professionnel de cricket pour le Kent, participant à huit matchs de first-class. À l’époque, les salaires étaient rares ou peu élevés. Les joueurs étaient payés par des dons de spectateurs à la fin des matchs. On peut imaginer des dons conséquents pour Joseph Wells quand, en 1862, il devint le premier lanceur, en first-class, à faire quatre éliminations consécutives aux guichets en quatre balles seulement. Un incroyable hat-trick, encore rarissime de nos jours.

Tout bonne chose a une fin. L’aventure des Allahakbarries se termine en 1913. L’année suivante, c’est la guerre. Plusieurs membres des Allahakbarries sont mobilisés. Certains n’en reviendront pas comme Georges Llewelyn Davies, qui meurt dans une tranchée en Flandre. Coup dur pour Barrie. Un mort qui signe la fin des Allahakbarries qui ne se reconstitueront pas après la guerre.
Georges est un membre spécial pour Barrie. Il est l’un des enfants Llewelyn Davies, fratrie qui inspirèrent les Enfants Perdus. C’est pour eux que Barrie inventa le personnage de Peter Pan. Après la mort de leurs parents, il devient leur tuteur légal. La relation qui les unie est très forte et la mort de Georges, qui sera suivie par celle de son frère Michael en 1921, est un choc dévastateur qui renvoie finalement au fil rouge de la vie de Barrie, ce duo que forment la mort et la jeunesse.
Barrie a six ans quand il perd son frère David, le fils préféré de sa mère. Il tente alors de prendre sa place dans le cœur de sa mère, allant jusqu’à porter ses vêtements. Sans succès. Il se porte alors sur la littérature, une passion que lui a transmise sa mère, pour essayer de rivaliser avec ce frère disparu. Ce tragique décès va poursuivre Barrie toute sa vie et conditionner le reste de son existence, cette volonté de garder cette part d’innocence propre à l’enfance comme pour lutter contre la mort dans la recherche d’une jeunesse éternelle.

Tout comme Peter Pan sera l’expression de ce désir profond de défier la mort en restant éternellement un enfant, le cricket est pour Barrie un moyen de conserver sa propre jeunesse. C’est le jeu de son enfance écossaise, une discipline qu’il idéalise. Son cricket n’est pas celui qui se joue alors. Il rêve son cricket comme un cricket idyllique, rural, libéré de la pression de la vie moderne. Un cricket innocent et joueur comme Peter Pan. Un cricket à son image.
Bien entendu, un tel talent littéraire ne peut que noircir des pages pour conter une telle aventure. Barrie écrit un livre à usage privé sur les Allahakbarries en 1890 puis le réactualise en 1899, dédicaçant ce dernier à « la meilleure ennemie » des Allahakbarries, Mary de Navarro. Ces éditions originales extrêmement rares furent réédités en 1950 par la légende du cricket Don Bradman, qui était devenu ami avec Barrie dans les années 30. Dans son livre, Barrie aime à se moquer du manque de talent de ses coéquipiers, permettant de se rendre compte que les Allahakbarries furent autant un prolongement de la jeunesse de Barrie qu’une sorte de blague potache, digne des Enfants Perdus. Quelque chose entre l’amusement, l’espièglerie et la dévotion enfantine à une passion.

Car les Allahakbarries ne sont finalement que cela. Un groupe de copains se réunissant dans le jardin derrière la maison ou dans le champ d’à-côté, balbutiant leur cricket tout en s’imaginant être de grands athlètes, mettant un sérieux inébranlable dans leur jeu en étant paradoxalement dans une insouciance totale. Un jeu d’enfants.
Conseil de lecture. Pour en savoir plus sur cette drôle d’équipe, lisez « Peter Pan’s First XI » de Kevin Telfer.