Deuxième partie de la plongée d’Yves Tripon au sein du cricket du sous-continent indien, et particulièrement l’opposition entre l’Inde et le Bangladesh, avec l’apparition du cricket business et ses déviances.
Crise et cricket business
Avec la crise de 1974, cette politique de compromis, comme partout dans le monde capitaliste, avait été progressivement érodée et les capitaux indiens étaient à la recherche de nouveaux marchés. Dès lors, le parti du Congrès, au cours des années 1980, se mit à privatiser afin d’offrir des débouchés. Cela eut rapidement des conséquences sociales, car si une poignée s’enrichit, la multitude connut un recul de son niveau de vie. Dès lors, l’argumentaire nationaliste prit de l’ampleur et le parti du Congrès ouvrit ainsi la porte au BJP fondamentalement nationaliste.
Le cricket devint un lieu parfait de focalisation de cette tendance. D’une part, le hockey sur gazon indien, sport de masse jusqu’ici objet de fierté, se mit à décliner suite à l’introduction de l’obligation dans un match international de jouer sur un terrain synthétique, chose rare en Inde, ce qui bouleversa stratégie et tactique au profit d’un jeu rapide favorable aux équipes européennes. D’autre part, l’essor de la télévision et la fin du monopole d’État sur elle permit au cours des années 80 et 90 une diffusion plus large. Enfin, et surtout, l’accumulation de capitaux menaçant à tout instant de faire éclater une bulle financière incita au financement d’un sport attirant les foules, même si ce dernier point ne prit de l’ampleur que plus progressivement, l’expansion de l’Inde dans l’industrie, depuis le textile jusqu’au high-tech, ainsi que dans les services, limitant davantage le risque que dans les autres pays.
Les joueurs professionnels devinrent mieux payés, même si leurs origines sociales restaient de la bourgeoisie ou, au mieux, de la petite-bourgeoisie et hauts et moyens fonctionnaires à même d’envoyer leurs enfants à l’université.
Mais le grand bond en avant fut l’introduction du cricket en 20 séries de lancer, le Twenty20 au début des années 2000.
L’Indian Premier League
La série de crises, Dragons asiatiques, Start-ups et subprimes, incita à trouver des investissements plus accrus dans le sport spectacle. En Inde, cela se traduisit par le lancement de l’IPL, l’Indian Premier League, avec des joueurs étrangers et indiens payés à prix d’or pour un tournoi d’équipes franchisées durant deux mois. Le succès fut immédiat : retransmissions télévisées, stades pleins à craquer, pom-pom girls, stars de Bollywood achetant des équipes et présentes à tous les matchs, diffusion mondiale.
Le fondateur enclencha par un tournoi du même type, mais à l’échelle internationale, la Champions’ League, avec surreprésentation des équipes indiennes, ce qui leur assurait la victoire à tous les coups. Certains pays se retirèrent, dénonçant la mascarade.
Toutes ces initiatives enrichirent considérablement le cricket indien, à commencer par sa fédération, le BCCI. Cela provoqua aussi beaucoup d’appétits et le fondateur de l’IPL ne tarda pas à être renvoyé. Le BCCI se trouva devenir la fédération la plus riche du monde et finit par jouer un rôle central et incontournable dans l’International Cricket Council, la fédération internationale installée à Dubai. Cela permit à l’Inde de dicter ses conditions.
Une Inde qui s’aveugle
C’est ainsi que, alors que les Séries test sont censées être l’objet de cinq matchs, l’Inde n’en joue pratiquement pas autant, sous divers prétextes, voire sans autre raison qu’elle l’a décidé. Or, cela a un impact dans le calcul des points pour le championnat test.
Le calcul se fait sur quatre ans, les deux plus anciennes comptent pour 50 % du résultat, les deux dernières 100 %. Le calcul des points se fait ainsi : pour un match gagné 1 point, en cas de match nul ou égalité parfaite 1/2 point et 0 point en cas de défaite, à quoi s’ajoute le total de la Série test sur le même principe. Le tout se conjugue avec un taux, qui nous entraînerait trop loin dans les explications techniques. Au bout du compte, on débouche sur un certain nombre de points. Et pour calculer le classement, on reprend ces points qu’on divise par le nombre total de matchs joués par une équipe précise durant la période.
L’Inde faisant régulièrement des « Séries tests » de 3, 2, voire 1 match, l’Inde se retrouve ainsi bénéficier d’un taux plus élevé que les équipes jouant des tests complets. C’est ainsi qu’avec 33 matchs joués, elle se retrouve première devant l’Australie, l’Afrique du Sud et l’Angleterre, qui toutes ont joué de 44 à 50 matchs….
C’est ainsi aussi que la « Série test » contre le Bangladesh ne lui faisait qu’un match, mais aussi un point de série, ce qui en terme de taux est gagnant à tous les coups. Et ainsi, aux yeux d’un public avide de victoires nationales, même à bon compte, l’Inde passe pour la meilleure du monde. Et ses joueurs doivent le prouver.
« @sudhirtailang: #IPL – Indian cricket’s big credibility crisis. My cartoon. pic.twitter.com/bgjqiJrhLB
— They call me human (@Ankursays) 18 mai 2013
Pour un peu, les pieds dans le tapis
Et début février, ils devaient d’autant plus le prouver qu’ils étaient face à un adversaire en butte au mépris des nationalistes du BJP et de leurs alliés, parce que musulman.
Dès lors, le capitaine indien, Kohli, ne pouvait que refuser l’enchaînement. Était-ce son initiative, une décision prise sous pression du BCCI ou simplement l’air du temps ? Toujours est-il que le choix était d’humilier l’équipe bangladeshie.
Mal faillit lui en prendre. Si le Bangladesh n’avait aucune possibilité de gagner, il pouvait résister jusqu’à la fin du match et ainsi obtenir le match nul, le « draw ». Et c’est ainsi que la valeureuse (on peut le dire) équipe du Bangladesh opposa une résistance héroïque, parvenant jusqu’à la dernière session.
Il ne restait plus qu’une vingtaine de séries de lancer avant que le match s’achève quand son dernier joueur fut « éliminé ». En fait cette élimination fut des plus étranges.
Dans un premier temps, l’arbitre leva le doigt pour indiquer éliminé pour jambe devant le guichet (c’est-à-dire que le corps du batteur avait empêché la balle de détruire le guichet par obstruction sans que la batte l’ait touchée auparavant), mais le deuxième arbitre ne devait pas être d’accord avec cette décision. Après s’être consultés, ils firent appel à l’arbitre vidéo en lui demandant de vérifier si la balle avait touché la batte avant le corps. L’arbitre vidéo ne prend aucune décision, mais vérifie seulement ce qu’on lui demande précisément et rien d’autre.
« Le ralenti montrait que la balle avait clairement dérapé sur le bord intérieur de la batte (…) », comme l’a dit le journaliste de Cricinfo, Deivarayan Muthu. Logiquement, les arbitres déclarèrent non éliminé, ce d’autant que le « snickometer » ou snickomètre en français, appareil captant le son de la balle frappant ou frôlant un objet, et le représentant sur un graphe, montrait bien la batte frôlant la batte. Or frôler au cricket, c’est toucher.
Mais Kohli après discussion fit à son tour appel sur la question de savoir si, au cas où la balle aurait continuer sa route après avoir touché le corps du batteur, aurait démoli le guichet. Et, là aussi, l’arbitre vidéo n’avait pas d’autre choix que d’étudier la trajectoire de la balle et on pouvait effectivement voir que le guichet aurait été détruit. Et là, les arbitres déclarèrent le batteur du Bangladesh éliminé.
Or, jamais ils n’auraient dû prendre une telle décision, étant donné que, d’abord leur première décision se fondait sur le fait que la batte avait touché la balle, donc qu’il ne pouvait y avoir une obstruction par jambe devant le guichet. Ensuite, fort de cette première constatation, l’appel de l’Inde aurait dû être irrecevable. Enfin, l’équipe indienne aurait dû immédiatement faire son appel et non passer par un conciliabule avant de le décider.
Mais l’Inde, c’est l’Inde et le business, le business. Il faut savoir être souple pour les uns, impitoyables pour les autres, c’est la loi du genre libéral…
Fini de jouer, retour au réel
Mais, la réalité est cruelle et aime à se rappeler à ceux qui prétendent la tromper. L’Australie est venue à son tour visiter l’Inde. Lors du premier test à Pune sur la côte occidentale du pays, l’équipe indienne s’est ramassé une tannée. Fini de jouer. Avec les Aussies, on est passé aux choses sérieuses.

Les Australiens battaient en premier. Première manche : Australie, 260 tous éliminés, Inde 105 tous éliminés. Deuxième manche, Australie 285 tous éliminés, Inde 106 tous éliminés.
Ainsi, le 25 février, soit le troisième jour d’un match prévu pour en durer cinq, tout était fini et les joueurs australiens avaient obtenu deux jours de congés supplémentaires.
Il reste encore deux tests, peut-être l’Inde descendra-t-elle de son piédestal et prendra ses adversaires au sérieux. Vu l’ambiance et les enjeux, je crains malheureusement qu’on en soit loin. Ce serait dommage qu’il n’en fut rien, car cette équipe nationale sait quand elle joue pour gagner sans chercher à humilier s’avérer remarquable comme elle l’a fait lors de la dernière tournée chez elle de l’Angleterre.
Une réflexion sur “Misère de l’arrogance et cricket (2ème partie)”